Le Scat, l’apogée du non-mot
Connaissez-vous la légende de l'enregistrement de Heebie Jeebies par Louis Armstrong en 1926, selon laquelle il dut improviser des « onomatopées rythmiques » car sa feuille contenant les paroles venait de tomber au sol ? La deuxième syllabe de ce chorus était précisément "scat", un terme qui donnera son nom à cette technique vocale désormais emblématique, popularisée par des légendes telles qu'Ella Fitzgerald, Cab Calloway, Sarah Vaughan, Dizzy Gillespie… Notez bien que ce n’est qu’une légende, Armstrong avait bel et bien prémédité son improvisation.
Le scat a de nombreux antécédents dans la musique afro-américaine.
Le scat comme vecteur de joie
Le Dictionnaire du Jazz fait une observation qui, bien qu’elle puisse sembler anecdotique, s’avère néanmoins saisissante : les onomatopées associées au scat sont presque toujours porteuses d’humour et d’excès. Ainsi, il y est écrit : « Il n’y a pas de scat triste. »
Scater, c’est se défaire du sens, renoncer à tout langage, sans toutefois succomber à l’abîme d’une jouissance vocale ininterrompue : scater n'est donc pas crier mais enseigner l’art du son pur, dépourvu de sens.
De nombreux termes du jargon du jazz sont des onomatopées issues du scat. Par exemple, on retrouve plusieurs occurrences du mot « bebop » dans un scat de 1928 (Four or Five Times, des McKinney’s Cotton Pickers). Certaines formes syllabiques du scat se sont même intégrées à la langue française, comme scoobeedoo, devenu scoubidou, ou encore zazou, inspiré de Zaz, Zuh, Zaz, un titre de Cab Calloway de 1933.
Le scat comme réponse à la page blanche
Partons du côté de Berlin, nous sommes en 1960. Ella Fitzgerald se prépare à chanter pour la première fois Mack the Knife, une chanson issue de L'Opéra de quat’sous (comédie musicale allemande de Bertolt Brecht et Kurt Weill, 1928), élevée au rang de standard de jazz.
Pochette de l’album Ella in Berlin, enregistré à Berlin, 1960
Dès le début, elle s'adresse au public: « We hope we’ll remember all the words », avant d’ajouter, complice : « It’s the first time we hear a girl sing it. ». Puis, le moment tant redouté arrive.
En plein cœur de la chanson, Ella oublie les paroles et commence à improviser un nouveau texte, tout en restant fidèle à la mélodie « what’s the next chorus? It’s the one, now, I don’t know ». Elle invoque alors les noms des interprètes masculins qui, avant elle, ont chanté et enregistré Mack the Knife.
Avec aplomb, Ella avoue « we’re making a wreck! ». Un wreck qui lui permettra de remporter deux Grammy Awards.
Le scat encore et toujours
Le scat est une technique en constante évolution, capable de s’adapter à tous les styles et à toutes les époques. Ainsi, des artistes comme Al Jarreau ont su le rendre accessible à un large public en intégrant des éléments de scat dans des morceaux pop ou RnB.
Le scat évolue donc, et ceux qui souhaitent transformer leur voix en instrument de percussion ont eu l'idée d’en retirer les voyelles... ce qui a donné naissance au beatbox, un art développé et popularisé en particulier par les artistes hip-hop.
Le scat voyage aussi. Prenons par exemple le sud de l'Inde, où les musiciens traditionnels commencent leur apprentissage par le Konnakol, véritable langage rythmique composé de séquences de syllabes. Leur agencement et leur répétition génèrent une musique envoûtante, qui peut ensuite être interprétée par un instrument.
A l’instar de ces chanteurs transformant leur voix en instrument - un Cab Calloway privilégierait les syllabes rythmées et dansantes comme Zaz-Zuh-Zaz alors qu’une Sarah Vaughan opterait pour des sonorités plus sensuelles, telles que Cha Ba Doi Beu Dou Wi - la question se pose alors : quel serait votre scat ?
Sources :
Le scat, cette chose étrange | TSF Jazz. (2024, 26 septembre)
Moller, N. (2016, 29 novembre). C’est quoi, le scat ? France Musique
Vinot, F. (2015). Scat et psychanalyse. Le son sans le souci du sens. Cairn. Sciences Humaines et Sociales
Contributeurs aux projets Wikimedia. (2024, 26 décembre). L’Opéra de quat’sous
Dilys, C. (2021, 27 novembre). Tendez l’oreille ! Konnakol, ou la religion du rythme. France Musique