Lomax, anthologie d’un folklore nord-américain.
En 1933, après avoir recueilli des milliers de ballades de cow-boy, John Lomax, un musicologue folkloriste, décide, accompagné de son fils Alan, d’entreprendre un voyage au fin fond du sud des États-Unis. À l’arrière de leur voiture, un dictaphone à cylindre, outil indispensable pour mener à bien leur objectif, immortaliser les plus vieilles, les plus traditionnelles mélodies africaines-américaines.
Qui était John Avery Lomax ?
John Avery Lomax, environ 60 ans. Library of Congress
Née en 1867 à Goodman dans le Mississippi, John Avery Lomax grandit à la frontière du Texas où, très jeune, il développe un goût prononcé pour les musiques de sa région et notamment les ballades de cow-boy. Fasciné par ces personnages aux “Granger Boots” et chapeaux “Stetson” qui travaillent autour de la ferme familiale, John, enfant, écrira un recueil de chansons inspirés de leurs musiques. Ce qu’on peut considérer comme son tout premier travail de musicologue finira brûlé par les mains de son auteur après l’avoir montré à un professeur d’anglais, qui, peu scrupuleux, qualifia l’œuvre indigne et bon marché. Triste fin pour une première ébauche…
Après cet épisode malencontreux, John se détourna quelque peu de la musique folklorique, jusqu’en 1907, où il saisit l’opportunité de rejoindre l’université de Harvard en tant qu’étudiant diplômé. C’est dans ce nouvel univers qu’il se remettra peu à peu sur les rails de la musique folklorique, encouragé par deux professeurs qui croient fort en la fécondité de son travail, les directeurs de recherches Wendell et Kittredge.
S’ensuit un immense recueil de chansons de cow-boy “Cowboy Songs and Other Frontier Ballads” et la création, avec des collègues que John avait converti à la musique folklorique, de la Texas Folklore Society, une branche de l’American Folklore Society.
Cowboy Songs and Other Frontier Ballads
Premier ouvrage publié par John Lomax en 1910 chez Collier Books, New York. Fruit de plusieurs années de travail sur le terrain. La préface est de Theodore Roosevelt, alors Président des États-Unis.
Une démarche progressiste et téméraire.
“Il y a une espèce de cinglé qui essaye de faire pousser des cheveux sur le dos d’un tatou dans le département de biologie et à côté lui, on a un autre barjo qui dépense toute son énergie à collecter ces vieilles insanités de cow-boy !”
-Propos rapportés par Alan Lomax citant le gouverneur du Texas James Ferguson (1915-1917) à propos de John A. Lomax.
Alan Lomax explique dans une interview comment le travail de son père était perçu à l’époque par le gouverneur du Texas car les chansons qui intéressaient John pouvaient être considérées comme des “dirty trash”, des musiques profanes chantées par des personnes peu orthodoxes… Arpenter le sud du pays à la recherche de musiques folkloriques comme les chants de cow-boys ou les musiques séculaires africaines-américaines était une démarche pionnière et singulière à l’époque et bien que John Lomax bénéficiait de solides appuis, lui et six de ses collègues furent poussés au licenciement par le gouverneur James Ferguson en 1917, ce qui détourna, une fois encore et pour quelques années, John de son travail sur la musique folklorique.
À la recherche d’une “culture séculaire” noire américaine.
John Canoe (à la guitare) et ses amis, New Bight, Cat Island, Bahamas, July 1935 Lomax, Alan, 1915-2002, photographer, 1935 July, Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA
C’est finalement en 1933 que John Lomax et son fils Alan, après un accord avec la bibliothèque du Congrès, partirent à la recherche de musiques séculaires noire américaines. Leur idée était de se rendre dans les endroits les plus isolés, où les personnes qu’ils rencontreraient seraient le moins influencées par la culture de masse, à savoir la musique blanche ou le jazz noir moderne. Ils décident alors de se rendre principalement dans les établissements pénitentiaires, les églises et les plantations qui se trouvent dans les coins les plus reculés du sud des États-Unis.
John et Alan Lomax récupèrent, grâce au partenariat avec la bibliothèque du Congrès, un enregistreur à disque acétate de 140 kg qu’ils placent à l’arrière du coffre de leur voiture, un outil à la pointe de la technologie de l’époque.
Le matériel des Lomax (quelque part dans les années 30)
Angola, Louisiana prison compound, July 1933.
Ils traversent le Texas, la Louisiane, le Mississippi, le Tennesse et le Kentucky. Ils rencontrent sur leur route James Baker "Iron Head", Mose Platt "Clear Rock", Lightnin Washington, K.C. Gallaway, Henry Truvillion et Huddie Ledbetter “LeadBelly”.
Huddie Ledbetter (LeadBelly) à la guitare à gauche et John Lomax à droite. Angola prison, Louisiane,1933.
Poignée de main entre John Lomax (à gauche) et le musicien de blues « Uncle » Rich Brown en 1940.
Les Lomax rencontrent, échangent, enregistrent et photographient à la fois des individus mais aussi beaucoup de groupes qui chantent en cœur en travaillant. On peut entendre sur ces enregistrements des chants de prisonniers rythmés par les coups de haches qu’ils frappent sur des tronçons de bois.
“Lightnin' Washington”, un prisonnier africain-américain chantant en groupe à la ferme de Darrington, Texas Photo: Lomax, Alan 1934 April. Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA
“Aunt Harriet McClention” au micro avec John A. Lomax, Sr.
Mrs. Ruby Pickens Tartt et les grands-enfants de Aunt Harriet au fond, à “crossroads” près de Sumterville, Alabama. Lomax, Ruby T. (Ruby Terrill), photographer, 1940 Nov. 3, Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540 USA
Plus tard, Alan Lomax poursuivra ce travail d’enregistrement pour immortaliser Muddy Waters, Blind Willie McTell, Made Ward et Woody Guthrie notamment.
Alan Lomax en train de travailler sur des enregistrements dans ce qui semble être une plantation du sud des États-Unis. (Quelque part dans les années 1940).
L’archivage de plusieurs milliers de chansons, une affaire de famille.
Ruby Terrill Lomax, 2nd épouse de John Avery Lomax. Photo prise par Alan Lomax (Alan Lomax Collection AFC 2004/004)
Si l’on considère la totalité des musiques recueillies et enregistrées par les Lomax depuis le premier travail de terrain pour la bibliothèque du Congrès en 1910 et jusqu’à la mort de Alan Lomax en 2002, c’est environ 10 000 enregistrements que la famille a répertoriés. Si John et Alan sont mis sur le devant de la scène, c’est en réalité toute la famille qui a contribué à édifier une des plus grande bibliothèque de musique folklorique au monde. John Lomax junior (le fils de John Avery Lomax) aura été très influent dans la création du partenariat entre son père et la bibliothèque du Congrès, les deux sœurs Shirley et Bess Lomax auront aidé à la transcription, aux notes documentaires des musiques et auront même enregistré leurs voix, interprétant certaines ballades de cowboys. Ruby Terrill Lomax, la 2nd épouse de John, aura joué un rôle majeur à la fois sur le terrain et sur l’archivage des musiques. Multi casquettes, Ruby assistait John et Alan en tant que chauffeuse, opératrice de machine, photographe et bon nombre des transcriptions et documentations qui accompagnent les chansons sont écrites de sa main. On peut l’entendre, sur certains enregistrements, annoncer l’artiste enregistré, la date et le lieu de l’enregistrement.
Une démarche controversée ?
John Avery Lomax est née le 23 septembre 1867, près de deux ans après l’abolition de l’esclavage et la fin de la guerre de Sécession. À ce moment là, les États-Unis sont traversés par un contexte social et politique extrêmement divisé et troublé par la ségrégation et la haine raciale. C’est dans ce contexte violent que grandit John Lomax, il est vrai, en tant qu’homme blanc, évoluant du côté privilégié de la ségrégation. L’enregistrement de chants séculaires africains-américains qu’entreprend les Lomax est une démarche saluée pour avoir ouvert l’accès à la connaissance et à la mémoire d’un important patrimoine culturel mais elle est également contestée par certaines personnes. Il est dénoncé une appropriation culturelle dans le sens où John et Alan Lomax choisissaient ce qu’ils souhaitaient capturer, ce qui allait être majoritairement diffusé, popularisé, dérobant, en quelque sorte, l’influence qu’aurait pu avoir la communauté noires américaines sur sa propre musique et sa propre évolution... Il est aussi reproché aux Lomax d’avoir, avec leur étude, véhiculé et renforcé certains stéréotypes sur la communauté à une époque où bon nombre de ses individus cherchaient justement à se défaire de certains préjugés et stigmates…
« Il y a un choix dans les chansons, il y a un choix dans la mise en scène… Il y a plusieurs choix qui confortent beaucoup de stéréotypes par rapport aux Afro-Américains. […] Ce sont des choses qui se transportent jusqu’à aujourd’hui. »
— Une citation de Pierre Lavoie (Radio Canada)
Cette controverse est-elle légitime ? Difficile d’avoir un avis tranché sur la question, je dirais qu’au delà de la notion d’appropriation culturelle qui peut être imputée à la démarche des Lomax, ces critiques apportent aussi la question de la réflexivité : ce qui fait qu’on analyse les choses comme on les analyse, ce qui fait qu’on voit les choses comme on les voit. Cette notion de réflexivité serait peut-être une mesure à inclure systématiquement dans nos études en sciences humaines et sociales. C’est à dire, toujours avoir conscience de notre position (sociale, économique, géographique, culturelle…) face à celle de l’objet d’étude.
Avant tout, des mélomanes.
John et Alan (de gauche à droite).
-“J’avais écouté toutes les symphonies, toute la musique de chambre, les meilleurs morceaux de jazz et j’ai dit que c’était la plus belle musique que je n’avais jamais entendu !”
- Citation d’Alan Lomax à propos de la première fois qu’il entendit “Go down Old Hannah” chantée en cœur par une cinquantaine de prisonniers de la prison du Texas en 1933.
Quoi que nous puissions dire sur la démarche des Lomax, il est avant tout question d’une entreprise motivée par une passion formidable pour la musique, d’une ouverture et d’un intérêt pour l’autre. Alan Lomax voyait dans l’émergence des nouveaux systèmes de communication de l’époque, comme la radio, la photographie ou le cinéma, l’intronisation d’une culture dominante qui écraserait et invisibiliserait les autres moins médiatisées.
Alan utilisait le terme de “Cultural Equity” : l’importance de connaître et de respecter toutes les cultures qui composent l’espèce humaine et pas seulement la culture des individus les plus économiquement privilégiés.
Alan Lomax, lors d’une interview avec Charles Kuralt au Lomax's Hunter College à New York City en 1991.
-“It’s just a question of caring, I think […] when we learn to stop being so middle-class snowee and to be interested in the whole range of human being...”
«C'est juste une question d'attention, je pense [...] quand nous apprenons à cesser d'être constamment obnubilés par la classe moyenne et que nous commençons à nous intéresser à tous les êtres humains».
Citation d’Alan Lomax.
Dans les récits et interviews que l’on peut trouver des Lomax, il est avant tout question, de leur point de vu, de découvrir, d’écouter et de donner voix à des cultures minoritaires, plus discrètes que celles mises en avant par les médias de masse et grandes maisons de disques.
Sources : https://www.universalis.fr/encyclopedie/john-avery-lomax/
https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/entrevue/194020/john-alan-lomax-folklore-americain-pierre-lavoie
https://www.loc.gov/item/2015645817/
https://www.loc.gov/collections/lomax/about-this-collection/
chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://fort-rainbow.e-monsite.com/medias/files/l-habillement-des-cow-boys.pdf
https://sixsongs.blogspot.com/2017/03/prison-alan-lomax-prison-recordings.html
https://lostsongs.home.blog/2020/03/26/john-lomax-at-work-afro-american-worksongs/
https://archive.culturalequity.org/field-work/mississippi-1933-1940/canton-833/casey-jones
https://www.youtube.com/watch?v=pcX56sTPWp0